LE BLEU DES GARÇONS, d’Éric Leblanc

*Il maintiendrait Frahm contre le mur, Frahm se débattrait. Ils renverseraient une lampe. Le corps à corps, peut-être qu’ils tombent et que la table basse se fracasse. Frahm tente avec ses doigts de crever les yeux bleus-mais d’un bleu- de l’homme. *

(Extrait de la nouvelle KOPFKINO du recueil LE BLEU DES GARÇONS d’Éric LeBlanc. Hamac éditeur, 2020, édition de papier, 160 pages, 14 nouvelles)


Ces histoires sont autant d’instantanés d’une crise, où l’incompréhension ne peut pas se régler avec des mots. Quelque part entre la nouvelle, le poème et le théâtre, ces quatorze fictions mettent en lumière les tabous du désir au masculin, tels que la vulnérabilité, la langueur, le polyamour, la cruauté et l’absence de transmission. Cherchant à s’extirper de tant d’impasses, ces hommes convoquent la violence pour ne pas se noyer, puisque c’est tout ce qu’ils connaissent. On veut alors mettre le feu, abandonner, violer, tuer. Parce que sinon quoi ?

 

MASCULIN SINGULIER
les tabous du désir

C’est un livre étrange qui explore les désirs entre hommes, les tabous masculins : amours impossibles ou qui n’aboutissent pas ou encore qui donnent sur la violence et la méchanceté. Le livre réunit 14 nouvelles, 14 fictions d’une plume variée qui va de la poésie au théâtre et qui développent autant de thèmes comme la sexualité chez les jeunes, le nombrilisme masculin, le désir et bien sûr, les tabous, notion parfois difficile à définir mais qui touche ici des réalités non seulement masculines, mais universelles.

Malheureusement, et c’est la difficulté que j’éprouve habituellement avec la poésie, la langue est occultée par l’image que suggère généralement la poésie à l’esprit. Il y a de nombreux passages où l’auteur m’a carrément perdu : *faque je travaille à ce qu’y ait partout des chasseurs qui veuillent accrocher ma tête au d’ssus d’leur foyer pis à ce qu’y ait des proies à sacrifier à la magie si proche d’exister qu’ça parait pus qu’on la trouve pas*. <extrait>

Ce qui précède est un extrait de la nouvelle JE TRAVAILLE, texte étrange, complètement dépourvu de ponctuation et qui évoque la désorganisation, la colère et le mal de vivre.

Je dois admettre qu’il y a de la beauté dans l’écriture, mais il faut savoir la dénicher, la déterrée, la faire éclater. Ce n’est pas évident. Beaucoup vont décrocher avant d’y arriver. Les mots ne servent qu’à créer une image dans l’esprit du lecteur et de la lectrice. Pas étonnant que l’auteur soit photographe. Éric LeBlanc pense en image. Il livre l’image de la sensibilité, de la fragilité et de l’intimité d’hommes pour qui il est trop souvent plus facile de se rejeter que de s’aimer.

C’est selon moi, cette réalité qui imprègne au récit un caractère méchant, agressif, voire belliqueux sur fond de désir et de tabous : *À nos côtés, inatteignable, l’instant inerte de mon père et moi et de ses larmes et du poids absolu de nos sexes effondrés l’un sur l’autre. Nous ne nous réconcilierons pas. * (Extrait)

Ce n’est pas facile à lire. J’ai été heureux de pouvoir entrer à fond dans certains récits mais pour la plupart je devais me creuser la tête. Morale de l’histoire il faut lire LE BLEU DES GARÇONS avec un maximum d’ouverture d’esprit et exploiter le côté visuel de la plume. Sentir et ressentir devient plus important que lire. Sinon on se retrouve dans un français dénaturé, codifié et truffé de phrases en anglais et en allemand…de quoi perdre son latin.

On dit dans les synopsis que ces histoires sont autant d’instantanés. Je suis d’accord partiellement seulement. C’est encore un langage de photographe et pour utiliser le même langage, rien dans ces récits n’est croqué sur le vif. Tout est à décortiquer lentement. Les récits sont ceux d’hommes qui aiment et *désaiment* avec tout ce que ça implique… malveillance et noirceur. Je ne crois pas que ce livre fasse un malheur mais c’est un défi intéressant pour l’esprit.

Suggestion de lecture : Derrière les portes bleues, de Michel Giliberti


Éric LeBlanc. Photo : Guy Bernot

Éric LeBlanc est auteur, photographe, artiste numérique et performeur. On le remarque en 2016 alors qu’il est finaliste pour les Prix de la création poésie de Radio-Canada, puis semi-­finaliste catégorie nouvelle en 2017. En solo, Éric LeBlanc récite poèmes et nouvelles sur les scènes du Festival Québec en toutes lettres, du Off-Festival de poésie de Trois-Rivières et du Festival de Poésie de Montréal. On peut le lire notamment dans la revue Zinc et sur la trousse poétique en ligne Tout à coup – la poésie. Plus de 5 600 personnes découvrent son exposition photo IGAnne au Théâtre de la Bordée à l’hiver 2019. 

Bonne lecture
Claude Lambert
Le samedi 3 juin 2023

 

LES NAUFRAGÉS DE LA SALLE D’ATTENTE, de TOM NOTI

«Debout les morts, il va falloir nous supporter
encore un moment ! Pas moyen de sortir de ce
cimetière ! Si vous avez de quoi bouffer glissez-
le sous la porte ! Mais pas de viande humaine
s’il-vous-plaît, je suis végétarien !»
*
(Extrait : LES NAUFRAGÉS DE LA SALLE D’ATTENTE,
Tom Noti, Paul&Mike éditions, 2016, édition num.)

François, Hervé, Gabriela. Ils sont trois personnes qui ne se connaissent pas dans la salle d’attente d’un psychologue. Bloqués par une porte électrique en panne, ils attendent… Aucun d’entre eux ne sait quand cela prendra fin. Peu à peu, les prisonniers de la salle d’attente vont commencer à interagir entre eux et puis ils auront tout le temps pour une sérieuse introspection, L’attente, l’angoisse, révèlent de durs passés, courbant la trajectoire d’ existences toutes tracées.

DE LA PSY SANS PSY
*Ça fera 80 euros pour la consultation, madame.
Elle m’a touché à nouveau le bras. -C’est moins
cher que ça une consultation de psychologue !
-Mais je ne suis pas psychologue madame. Je suis
acteur, c’est pour ça que je suis affreusement cher !
Un intermittent du cerveau ! On a ri tous les deux…*
(Extrait : LES NAUFRAGÉS DE LA SALLE D’ATTENTE)

Voici un drame psychologique original qui représente un défi pour l’auteur et pour le lecteur car il s’agit d’un huis-clos avec seulement trois personnages auxquels l’auteur donne la parole à tour de rôle. Le défi du lecteur, tel fut le mien, est de se mettre à la place d’un des personnages pour comprendre cette espèce de chimie qui se développe dans la petite salle d’attente. Voyons d’abord la scène, elle se déroule dans la salle d’attente d’un psychologue.

On y découvre François, qui vient discuter de sa fille avec le psy, Gabriela qui vient seulement pour prendre rendez-vous et enfin, Hervé, un comédien venu passer une audition à l’étage du dessus et qui s’est retrouvé chez le psy à la recherche des toilettes.

Soudain, juste en face du cabinet, un spectaculaire accident fait chuter un pylône électrique. Panne totale. Nos trois personnages sont bloqués dans la salle d’attente par une porte électrique. Aussi, il semble qu’un mystérieux personnage est enfermé dans le bureau du psy…bruit de verre cassé…mystère.

Revenons maintenant au défi du lecteur ou de la lectrice. Vous voilà isolé avec deux autres personnes. Des points communs ? Trois personnes ordinaires, sans histoires…tentative de conversation…Sujets banals d’abord : la météo, qu’est-ce qu’il fait le psy, soudain, la conversation s’enrichit de petites révélations, de confidences.

Le lecteur sentira l’atmosphère s’intensifier graduellement et assistera à de petites explosions du caractère de chacun. Les carapaces cèdent et dévoilent trois personnalités plus fragiles qu’elles en avaient l’air. Les échanges deviennent plus intimistes et forcément, les masques tombent.

Même des petits sentiments se développent. L’auteur a eu, je crois, le génie d’y aller au rythme de la nature humaine sans artifice et sa principale force est d’être allé au bout. Alors ami lecteur, amie lectrice, êtes-vous toujours dans le coup ?

Ce que j’ai particulièrement aimé dans cette histoire c’est que l’auteur ne la limite pas à la salle où sont bloqués François, Gabriela et Hervé. Ça va au-delà…bien après l’ouverture de la porte électrique. Mais là, il faut être attentif car les interactions deviennent plus complexes et puis il y a des sauts dans le temps. Mais en quelques heures, des personnages qui ne se connaissaient ni d’Adam ni d’Ève apprennent à se connaître.

La plume de Noti est d’une remarquable subtilité…<Maintenant, on en était là. Devoir se quitter pour ne plus se revoir. Je ne pouvais pas me sentir liée à des inconnus en l’espace de quelques heures. Pourtant, en les regardant dans cette salle d’attente, assis tous les deux autour de moi, je me disais que je ne m’étais jamais autant trouvée à ma place…> (Extrait)

C’est un roman d’une grande profondeur qui fait tomber les masques et qui vient nous rappeler que les apparences sont trompeuses, que chasser le naturel n’est pas si simple. C’est un roman qui se lit facilement et très vite parce qu’il est très bien ventilé et que les chapitres sont courts.

Aussi, je le rappelle, chaque personnage a la parole à tour de rôle. J’adore cette façon de faire en littérature car l’auteur pousse plus facilement ses personnages à la confidence. Ça crée une intimité, une dynamique entre le lecteur et les personnages et c’est efficace.

Après un huis-clos pareil, je me suis même demandé si un psy aurait été nécessaire tellement l’échange entre les trois pouvait avoir valeur de psychothérapie.

Quant au mystérieux personnage enfermé dans le bureau du psy, ça c’est la principale intrigue de l’histoire. Elle n’est pas très développée. Ça peut être discutable mais on connaît le fin mot de l’histoire à la fin et ça m’a un peu surpris. Une belle histoire, développée avec rigueur et une belle compréhension de la nature humaine et qui démontre qu’on peut être naufragé sans être épave. J’ai fermé le livre à regret.

Suggestion de lecture : CONVERSATION AVEC UN ENFANT CURIEUX, de Michel Tremblay

Tom Noti est Italien. C’est un solitaire, passionné de lecture. LES NAUFRAGÉS DE LA SALLE D’ATTENTE est son troisième roman. Noti a publié auparavant SOULIGNER LES FAUTES en 2012 et ÉPITAPHES en 2015. 

Bonne lecture
Claude Lambert
le dimanche 15 mars 2020