LA PART DE L’AUTRE, Éric-Emmanuel Schmidt

*Personne n’avait remarqué l’énormité qu’on venait d’annoncer, la
 catastrophe qui venait de déchirer le hall de l’Académie des beaux-arts,
 la déflagration qui trouait l’univers : Adolf Hitler recalé. *
(Extrait : LA PART
DE L’AUTRE, Éric-Emmanuel Schmidt, Albin Michel éditeur 2014, 500 pages.
Version audio : Audio lib éditeur, 2019, durée d’écoute : 16 heures 22 minutes.
Narrateurs : Daniel Nicodème, Éric-Emmanuel Schmidt)

8 octobre 1908 :

«Adolf Hitler recalé». Que ce serait-il passé si l’École des Beaux-Arts de Vienne en avait décidé autrement ? Que serait-il arrivé si, cette minute-là, le jury avait accepté et non refusé Adolf Hitler, avait flatté puis épanoui ses ambitions d’artiste ? Cette minute-là aurait changé le cours d’une vie, celle du jeune, timide et passionné Adolf Hitler, mais elle aurait aussi changé le cours du monde…

 

L’uchronie la plus célèbre du XXIe siècle
*Rideau de fer. Terminé. On ne passe plus.
Allez voir ailleurs. Dehors… Personne n’avait
remarqué l’énormité qu’on venait d’annoncer. *
(Extrait)

 

Original et captivant sont les deux premiers mots qui me viennent à l’esprit pour qualifier l’œuvre d’Éric-Emmanuel Schmidt qui développe dans LA PART DE L’AUTRE, deux facettes complètement opposées de la même personne : une qui est avérée, l’autre imaginaire. En fait, l’auteur développe parallèlement deux biographies romancées d’Adolf Hitler : d’abord, la vraie, puis la biographie uchronique.

Tout repose sur la seconde ultime où Hitler reçoit le résultat de son examen d’admission aux Beaux-arts. On sait que dans la réalité, Hitler a été recalé à cet examen et là, commence l’histoire d’un homme refoulé, égocentrique, aux tendances narcissiques qui changera à jamais la face du monde. C’est la biographie documentée et crédible d’un homme dont tout le monde avait peur. C’est un aspect de l’histoire que l’auteur m’a aidé à comprendre dans le développement de son récit et dans l’argumentaire qu’il propose et explique lui-même à la fin de l’ouvrage.

J’ai compris comment la première guerre a changé l’homme, comment son patriotisme est devenu obsessionnel et tordu, comment s’est développé son antisémitisme et comment est disparu chez cet être atypique toute trace d’empathie. Bref, avec des raffinements de précision, Schmidt nous présente d’une part le tristement célèbre Adolf Hitler : <artiste raté, ancien clochard, soldat incapable de prendre du galon, agitateur de brasserie, putschiste d’opérette> coincé sexuel et incapable de communiquer autre chose que de la haine.

Maintenant, supposons un instant qu’à ce fameux examen des Beaux-Arts, Adolf Hitler ait été accepté et devienne un peintre célèbre. Voici la partie uchronique du récit. Que ce serait-il passé si Hitler avait été reconnu par ses pairs aux Beaux-Arts. Je vous laisse le découvrir bien sûr…ma propre vie ne serait peut-être même pas ce qu’elle est… mais j’ai trouvé le développement passionnant…rien de moins.

Bien imaginé, bien écrit, avec des éléments recherchés qui sont de nature à créer ou préciser mes schémas de pensée sur, entre autres, le sens de la vie et le revers susceptibles de se cacher dans notre personnalité et qui sont aussi susceptibles de resurgir, ce que l’auteur appelle sans doute LA PART DE L’AUTRE. Dans la biographie réelle, l’homme s’appelle Hitler ou le Führer mais dans l’uchronie, j’ai été heureux de connaître celui qu’on appelle Adolf H. :  créatif, généreux, humain et sensible.

La faiblesse de l’ouvrage réside dans le développement du contexte historique dans la partie uchronique du récit. Difficile de voir où s’en va l’Allemagne sans le Führer. J’avais aussi l’impression que l’auteur adoptait parfois un ton éditorial comme s’il vidait un trop plein en fustigeant l’un pour magnifier l’autre. Prenez connaissance de l’exposé de l’auteur à la fin. Je crois avoir saisi le sens ou l’esprit de sa pensée mais j’ai trouvé que ça sentait la justification.

Il y a aussi beaucoup de longueurs ventilées toutefois par quelques passages savoureux par exemple, les séances thérapeutiques d’Adolf H. avec le célèbre psychanalyste Sigmund Freud…magnifique. L’oeuvre me laisse sur un questionnement hautement philosophique : Quelle part de moi pourrait changer le monde ? C’est une gamme d’émotions qui vous attend. Lancez-vous…je crois que vous ne serez pas déçu.

Suggestion de lecture : IL N’EST SI LONGUE NUIT, de Béatrice Nicodème

Ses livres, traduits en quarante-six langues, atteignent des tirages vertigineux et ses pièces sont jouées régulièrement dans plus de cinquante pays : Éric-Emmanuel Schmitt est l’un des auteurs francophones les plus lus et les plus représentés dans le monde. Né en 1960 à Lyon, cet agrégé de philosophie, docteur en philosophie, s’est d’abord fait connaître au théâtre en 1991 avec La Nuit de Valognes, son premier grand succès. Il n’arrêtera plus.

Non seulement les plus grands acteurs ont interprété ou interprètent ses pièces – Belmondo, Delon, Francis Huster, Jacques Weber, Charlotte Rampling et tant d’autres –, mais le Grand Prix de l’Académie française couronne l’ensemble de son œuvre théâtrale dès 2001.

Romancier lumineux, conteur hors pair, amoureux de musique, Éric-Emmanuel Schmitt fait passer une émotion teintée de douceur et de poésie dans tous les arts. Il est à la fois scénariste, réalisateur, signe la traduction française d’opéras, sourit à la BD et monte lui-même sur scène pour interpréter ses textes ou accompagner un pianiste ou une soprano. (livre de poche)

Bonne lecture
Bonne écoute
Claude Lambert
le vendredi 12 janvier 2024

 

IL N’EST SI LONGUE NUIT, de Béatrice Nicodème

*Au fond, Sophie et Ingrid ne s’intéressent pas vraiment à ce qui se passe à l’étranger. Elles pensent juste qu’il est plus agréable d’être du côté des vainqueurs, que c’est une preuve indubitable de supériorité. <Le succès est le seul juge ici-bas de ce qui est bon et mauvais>, a écrit le Füreur dans MEIN KAMPF. * (Extrait : IL N’EST SI LONGUE NUIT, Béatrice Nicodème, éditeur à l’origine : Gulf Stream, 2018, 392 pages. Numérique et papier)

Sophie, Hugo, Magda, Jonas, Otto, Franz… Ils sont jeunes, ils aiment la vie, ils ont le cœur plein de rêves. Le rêve d’Adolf Hitler est de créer un empire qui dominera le monde pendant mille ans et dans lequel les hommes seront forts et inflexibles, les femmes soumises et fertiles. Un monde dans lequel il n’y aura ni Juifs, ni communistes, ni homosexuels, ni malades. Ceux qui n’ont pas leur place dans ce Reich millénaire seront éliminés un par un jusqu’au dernier. Dans le Berlin de 1940 ces jeunes doivent eux aussi choisir leur camp, hantés par ces questions que tous se posent : » Ai-je raison d’agir ainsi ? «, » La lumière reviendra-t-elle un jour ? «

UN OPPRESSANT CROISEMENT DE DESTIN
*Inutile de préciser que je me refuse à rencontrer ce
tordu. Rien que l’idée qu’il va harceler les juifs alors
qu’il y en a parmi ses ancêtres…-Ile le fera même s’il
n’entre pas dans la SS. -Peu importe. Son hypocrisie
me répugne. Je ne sais pas de quoi je serais capable
si je me trouvais en face de lui
(extrait)

IL N’EST SI LONGUE NUIT est une fiction mais on sait très bien qu’elle représente la sombre réalité d’une grande quantité de jeunes allemands qui furent témoins dans les années 30, de la montée d’Adolph Hitler, de sa prise du pouvoir et de la deuxième guerre mondiale avec son train d’horreurs comprenant le harcèlement, la torture et le génocide des juifs.

Béatrice Nicodène fait témoigner six jeunes allemands et débute leur histoire en 1940 : Magda, Jonas, Sophie, Hugo, Franz et Otto. Certains résisteront à la folie d’Hitler comme Jonas et Hugo, Otto lui affiche une totale loyauté. Prise au piège par la Gestapo, Magda commettra l’irréparable. Et Franz lui, a les idées ailleurs, emporté par sa passion pour la musique et son piano.

Donc chaque adolescent doit se positionner face à la situation explosive qui secoue l’Allemagne et finira par faire trembler le monde et chaque option est exprimée en alternance et en crescendo dans des chapitres très courts. C’est ce qu’on appelle un roman-chorale. Les effets diviseurs et dévastateurs du régime Nazi sur la jeunesse allemande ont été peu développés en littérature.

Ainsi le réalisme et la crédibilité consacrent l’originalité de l’œuvre. J’ai compris que l’influence nazie sur la jeunesse allemande fut un véritable gâchis surtout à cause de l’effet diviseur du régime. Comment exiger des jeunes un tel positionnement alors que la vie ne fait que commencer pour eux ?

J’ai été très touché par ce livre. L’ensemble des personnages, attachants et profondément humains fait toute la richesse de la jeunesse et je ne parle même pas de frontières. Bien sûr, certains ont fait le mauvais choix, l’influence sur eux étant peut-être trop forte. Il y en a même un qui ne fera pas de choix du tout. Mais au-delà des motivations, tous ces personnages sont attachants, humains autant que victimes et pantins involontaires.

Cela fait toute la richesse du livre. Mon personnage préféré a été Franz. D’une nature sensible et généreuse, le musicien a pris position pour la musique mais son idée sur Hitler était bien arrêtée : *Pour lui, Hitler n’est qu’un pantin qui vocifère en faisant des gestes d’épileptique. La Hitlerjugen* et la BDM* l’horripilent. Comment peut-on être jeune et marcher au pas en uniforme. Le salut nazi le révulse. En 1936, à l’inauguration des jeux olympiques, il a probablement été le seul de la foule à ne pas lever le bras en hurlant* (Extrait. HITLERJUGEN : les jeunes hitlériennes, BDM : ligue pour les jeunes filles allemandes.)

Tout dans ce livre a capté mon attention, outre la qualité et la psychologie des personnages et poussé en avant par la fluidité et la clarté de la plume, j’ai été happé par les interactions entre les témoins et c’est là que réside le crescendo dont je parlais plus haut, le suspense, l’atmosphère sociale de Berlin en effervescence et tout ce qui peut se dégager du texte et du non-dit. Béatrice Nicodème s’est véritablement appuyée sur le vécu de jeunes. 

Ça donne à l’œuvre un réalisme bouleversant qui illustre toute la tragédie du nazisme. Ce livre m’a ébranlé et m’a fait comprendre les motivations profondes d’une jeunesse déchirée.

J’ai passé par toute une gamme d’émotions. J’ai éprouvé de la peur, de la colère, de l’empathie, de la compassion. Ce livre a conservé son actualité car même en dehors des cadres de la guerre, il est une parfaite illustration des motivations profondes de la jeunesse. C’est une performance d’écriture que je ne suis pas près d’oublier.

Suggestion de lecture : LA CHANCE DU DIABLE, d’Ian Kershaw


Béatrice NICODÈME a décidé il y a vingt ans de consacrer tout son temps à l’écriture. Elle a une prédilection pour les intrigues sombres, pleines de secrets à découvrir. Passionnée par la psychologie, elle tente de saisir la diversité et la complexité de l’être humain à travers ses personnages.

Ses romans laissent aussi une grande place à l’Histoire avec un grand H. Chez Gulf stream éditeur elle a publié la série Futékati, L’Anneau de Claddagh et plusieurs titres de la collection » Courants noirs «. Elle tourne aujourd’hui son regard vers l’Allemagne, au cœur de la longue nuit nazie.

Bonne lecture
Claude Lambert
Le samedi 17 décembre 2022